vendredi 30 octobre 2015

Saint-Martin-du-Froid de l'Espinouse

Étude historique et archéologique (1)
Le nom de saint Martin, le célèbre thaumaturge des Gaules, est aussi populaire dans le midi que dans le nord de la France, et les nombreux sanctuaires qui lui sont dédiés attestent l'étendue de son culte. Un très grand nombre de villages dans notre Midi portent le nom du saint légionnaire et ont eu pour berceau un ancien oratoire où il était honoré.
La chapelle que je viens signaler a une autre origine. Elle fut construite, dans les temps reculés, sur le plateau de l'Espinouse, à 1 200 mètres d'altitude, sur un mamelon où passe l'étroit sentier qui met en communication la vallée d'Olargues avec les hautes montagnes. Dans le cartulaire du monastère de Gellone, en 922, cette montagne porte le même nom que de nos jours, Espinosa.
Sur cette haute cime, cette chapelle isolée devait servir de signal, et dans les jours de tourmente, si fréquents pendants l'hiver, elle indiquait la route aux voyageurs égarés. C'était aussi un refuge et un abri contre la violence de la tempête qui se déchaîne avec tant de fureur sur ces sommets battus par tous les vents. C'est pour cela que cette chapelle porte à juste titre le nom de Saint-Martin-du-Froid. La tradition a placé auprès de ce sanctuaire un ermite qui en était le gardien et qui a laissé un renom de sainteté. Une source qui coule non loin de cette chapelle porte, dans la croyance populaire, le nom de fontaine du saint.
À côté de la légende vient se placer l'histoire. Cet oratoire a été pendant plusieurs siècles l'objet d'un culte populaire. S'il n'existe aucun vestige de construction qui indique que ce lieu ait été habité, de nombreux tombeaux attestent qu'il était consacré à la sépulture des morts. Les populations voisines sollicitaient la faveur de reposer à l'ombre du sanctuaire de saint Martin. La forme de ces tombes accuse une haute antiquité. Ce sont comme des sillons creusés à peu de profondeur et revêtus d'ardoises qui recouvrent le fond, les parties latérales, et qui servent de couvercle. Ces tombes sont orientées. La tête était appuyée sur l'abside de la chapelle et les pieds étaient tournés vers le levant. On n'y a retrouvé aucune pièce de monnaie, aucun objet qui rappelle ces temps éloignés.
Une de ces tombes se distingue des autres. C'est un monolithe de grès rouge, à grain un peu grossier, creusé en forme de sarcophage, pour recevoir le corps auquel il était destiné. Chose singulière ! Le grès rouge ne se trouve pas sur ces montagnes qui sont de formation granitique. Le lieu d'où a été extrait ce sarcophage est au moins à une distance d'une quinzaine de kilomètres, et ce n'est pas sans peine qu'on l'a transporté sur cette montagne. Il était destiné à la sépulture de quelque grand personnage de cette contrée. Le couvercle qui recouvre le tombeau est légèrement bombé et terminé en arrête, et une grande croix en relief a été sculptée sur toutes la longueur. Mais il n'y a aucune inscription portant le nom du défunt, aucun reste d'armoiries. On avait choisi le grès rouge, parce qu'il est moins dur que le granit et qu'on peut le creuser plus facilement.
À quelle époque remontent ces sépultures ? Quoique nous ne puissions leur assigner une date précise, nous n'hésitons pas à affirmer qu'elles remontent à une haute antiquité. Depuis plusieurs siècles, ce mode de sépulture n'existe plus dans nos contrées. À l’époque mérovingienne, il était généralement en usage, et telle était la forme des sépultures gallo-romaines. Elle persista au moyen-âge et céda peu à peu la place au système d'inhumation en vogue aujourd'hui.
La chapelle, construite en petit appareil, appartient à la période romane, autant qu'on peut en juger par l'inspection des fondements de l'abside, qui sont les seuls restes du monument. Ses dimensions étaient restreintes, et elles ne mesuraient pas plus de sept mètres de longueur.
Le plateau de l'Espinouse, sur lequel a été bâti cet oratoire, forme la partie occidentale de ce massif montagneux que le cartulaire de l'église de Lodève, dans la Gallia Christiana, désigne, en 987, sous le nom de Cairosus mous, le mont Caroux. Il est coupé par des gorges profondes. L'une d'elles, qu'on appelle la gorge d'Éric, est d'un accès très difficile, et ce n'est que par un étroit sentier, suspendu aux flancs de la montagne, que les quelques familles perdues dans les profondeurs de cette gorge peuvent communiquer avec le plateau supérieur.
C'est près de cet immense et profond ravin, au nord et à l'ouest, que se trouvent les vestiges de deux stations celtiques. La plus importante porte le nom de plateau de Bru, ou des bruyères, parce que le sol est couvert d'épaisses touffes de cet arbuste de nos montagnes (2). on retrouve de distance en distance des tronçons de la vaste enceinte de murailles qui enfermaient ce plateau. Ces murs, qui forment aujourd'hui de grands éboulis, étaient construits en pierre sèches, sans ciment, et pour les élever, on n'avait eu qu'à ramasser les débris de granit et de schiste qui se trouvaient en abondance sous la main. On peut suivre encore la ligne du fossé creusé le long des murs. Dans l'intérieur de l'enceinte, on rencontre de nombreux débris de poteries grossières. C'était évidemment un lieu de refuge où devaient se retirer, avec leurs troupeaux, les populations des vallées voisines, à l'approche de l'ennemi. Le périmètre de ce camp mesure 3 kilomètres et embrasse toute l'étendue de ce plateau, non moins bien fortifié par la nature que par la main de l'homme. Vers l’ouest, à quatre kilomètres de ce camp, sur un des escarpements de la gorge d'Éric, on retrouve les vestiges d'une autre station, beaucoup moins importante que la première. Une énorme roche, surplombant sur l'abîme, forme une plate-forme d'un demi-kilomètre de circonférence. Le seul côté qui donnait accès à cette enceinte était défendu par un mur formé de blocs de granit, qui subsiste encore.
Les flancs de la gorge qui dominent ces deux stations celtiques sont couverts de vieux chênes et de hêtres séculaires. C'est dans cette antique forêt, non loin de ces deux lieux de refuge, que les druides ont dû célébrer leurs mystères (3).
Or, lorsque le christianisme prit possession de cette contrée, il fit, à l'égard des peuplades païennes qui résidaient en ce lieu, ce que saint Martin avait fait, au centre de la Gaule, à l'égard des païens qui avaient un culte superstitieux pour leurs chênes antiques : il abattit les arbres sacrés, et là où s'élevait l'autel des fausses divinités, il érigea un oratoire au tribun populaire qui avait été l’apôtre des Gaules. Cette chapelle dédiée à saint Martin serait le mémorial du triomphe que l'évangile remporta, dans ces temps reculés, sur les superstitions païennes. Les deux stations celtiques que nous avons signalées et la forêt de hêtres qui se trouve dans le voisinage, rappellent l'ancienne population de cette montagne, et le nom de Saint-Martin, que porte la chapelle, perpétue le souvenir du grand thaumaturge qui évangélisa l'Aquitaine et la Gaule celtique.
L'histoire locale ne fait aucune mention de ce sanctuaire. Ce n'est qu'au XVe siècle que, dans un inventaire des droits à percevoir sur les masades, au profit du seigneur d'Olargues, nous voyons mentionné San Marty d'al frech, Saint-Martin-du-Froid (4).
Mais à défaut de l'histoire, nous pouvons dire que les pierres parlent. Dans les anciennes cartes et dans la tradition populaire, ce lieu est désigné sous le nom de Peyroutarié, ou monceau de pierres. Or, aujourd'hui, il n'y a dans ce lieu d'autres pierres que celles qui ont servi à la construction de la chapelle. D'où peut donc provenir ce nom ? N'est-il pas une indication qu'il existait autrefois sur ce sommet un amas de blocs, de pierre consacrée au culte druidique, tels que dolmens, menhirs, comme on en rencontre encore sur quelques-uns de nos plateaux ? Ces pierres, qui avaient servi aux rites religieux des anciennes peuplades, reçurent une nouvelle destination, quand la foi chrétienne pénétra sur ces montagnes, et furent employées à la construction de l'oratoire de Saint-Martin.
L’historien de saint Martin, Sulpice Sévère, nous dit que partout où le saint apôtre avait renversé les idoles, il y faisait élever une église. Les peuplades voisines continuaient ainsi à se rendre aux lieux où elles avaient coutume d'accomplir leurs pratiques religieuses et d'offrir leurs sacrifices. Mais l'objet de leur culte n'était plus le même. L'idole qui recevait auparavant leurs hommages avait cédé la place au Dieu véritable que saint Martin leur avait appris à connaître.
Les conversions opérées par l'infatigable apôtre étaient très nombreuses. Là où il y avait à peine un chrétien, au passage du saint, à peine restait-il un infidèle, après son départ, nous dit son biographe. Les temples chrétiens succédaient partout aux temples païens. C'est ainsi que la chapelle de Saint-Martin-du-Froid remplaça le monument que les Rustici rusticiani du pagus voisin, comme les appelle Sulpice Sévère, avaient consacré à leurs fausses divinités. La Gaule se couvrit peu à peu de sanctuaires dédiés à saint Martin, et celui que son père idolâtre avait appelé Fils de Mars, comme l'indique l'étymologie de son nom, est vénéré comme un des fondateurs de la France chrétienne. Le diocèse de Montpellier possède 52 villages, hameaux ou église, qui portent le nom de saint Martin, et à côté le diocèse de Nîmes, en compte 27. les autres diocèses ne sont pas moins riches, et d'une extrémité de la France à l'autre, d'innombrables souvenirs religieux attestent combien est populaire le souvenir de saint Martin. De Tours, où son tombeau devint l'objet d'un grand pèlerinage, son culte rayonna dans toutes les provinces, et partout le peuple l'a honoré comme un puissant protecteur de notre patrie.
Saint-Martin-du-Froid a été jusqu'à ces derniers temps un lieu de pèlerinage fréquenté par les populations voisines, et cette dévotion a survécu au sanctuaire lui-même, renversé par la main du temps plutôt que par celle des hommes. Si les morts n'y sont plus transportés, comme aux siècles passés, pour dormir à l'ombre de la chapelle, les vivants viennent encore invoquer la protection du saint Martin et lui demander un soulagement à leurs souffrances. Les infirmes, les personnes atteintes de douleurs rhumatismales s'y traînent péniblement, ou s'y font transporter. Là, appuyées sur le bâton qui a soutenu leur marche, elles font plusieurs fois le tour de l'ancien oratoire, récitant des prières, sollicitant la protection de l'illustre thaumaturge qui, pendant sa vie, rendait la santé aux malades et ressuscitait même mes morts. Puis, après de longues et ferventes supplications, elles jetaient leur bâton de voyage comme un ex-voto, dans l'enceinte du sanctuaire, et reprenaient, pleines de confiance, le chemin de leur demeure. On raconte que plus d'une fois, une prompte guérison, ou du moins un soulagement sensible, était la récompense de cet acte de foi généreuse.
Des mains pieuses viennent de relever l'antique chapelle vénérée par nos pères. Grâce à la louable initiative des deux derniers pasteurs de la paroisse voisine de Salvergues (5) et au concours de quelques personnes de bonne volonté, le sanctuaire de Saint-Martin-du-Froid vient d'être restauré, et bientôt les populations de nos montagnes reprendront le chemin de l'antique oratoire et viendront invoquer saint Martin au pied de cet autel où l'ont si longtemps imploré nos aïeux.
Que de cette hauteur où s'élève son sanctuaire, saint Martin étende sa protection sur nos montagnes. Qu'il adoucisse, pendant l'hiver, les rigueurs du froid et les intempéries des saisons. Qu'il préserve surtout les habitants des fermes voisine de cet autre froid plus funeste que celui de l'hiver, le froid mortel de cette impiété grossière qui descend dans les masses, qui des villes commence à se propager sur nos montagnes et qui menace d'étouffer ces sentiments religieux, autrefois si vivants et si fermes dans ces contrées. Qu'il conserve dans les familles, avec la droiture et la bonne foi, ces mœurs simples et pures du bon vieux temps !
Sur ce même plateau de l'Espinouse, non loin des bords de l'Agout, à 4 ou 5 kilomètres de Saint-Martin-du-Froid, les ruines d'un autre sanctuaire attirent les regards du touriste et excitent les regrets du chrétien. Ce sont celle de l'église rurale de Saint-Pierre, qui, pendant longtemps jusqu'à la révolution, réunissait, le dimanche, les habitants des fermes des environs. C’était une église paroissiale. On y voit encore la cuve baptismale où l'on administrait aux nouveaux-nés le Sacrement du baptême, et à côté, le cimetière où dorment les générations éteintes. Une croix de pierre, dont les sculptures accusent un travail du XVe siècle, gît tristement au milieu des décombres. Cette chapelle est orientée, et quoique restaurée à diverses époques, elle présente encore quelques vestiges d'architecture romane.
La vue de ces ruines, au milieu desquelles poussent quelques arbustes, où venaient autrefois prier les populations voisines, laisse dans l'âme une impression de tristesse. Placés aux deux extrémités de ce plateau, les deux chapelles de Saint-Pierre et de Saint-Martin-du-Froid étaient comme les gardiens tutélaires de cette contrée.
L'Abbé AZAÏS.

(1) Cette étude a été lue, au mois d'avril dernier, à la Sorbonne, au congrès des délégués des Sociétés savantes.
(2) C'est à tort que ce plateau est appelé camp de César. Le conquérant romain n'a jamais conduit ces légions sur ces montagnes. Peut-être ce nom de Bru est-il une altération du mot celte Bren, ou chef gaulois, qui aurait campé sur ce plateau avec la tribu qu'il commandait. Le mot Bren ou Brennus, en s'altérant dans la suite des temps, a pu former le mot Bru, que porte aujourd'hui ce plateau.
(3) C'est là que, pendant l'hiver, revêtus d'une robe blanche, une serpe d'or à la main, ils allaient, en présence des délégués des différentes tribus, cueillir, sur le hêtre ou le chêne, le gui, qu'ils conservaient comme une plante sacrée et comme un antidote contre le poison. C'est à l'ombre de ces forêts qu'ils accomplissaient leurs sanglants sacrifices et qu'ils immolaient des victimes humaines. La pierre qui recouvrait la partie supérieure des dolmens servait d'autel et était arrosé du sang des victimes. – (Druides et Druidisme, par M. l'abbé Emmanuel Théron).
(4) Étude de Me Gabriel Gros, avoué à Saint-Pons.
(5) M. l'abbé Mingaud actuellement curé de Marthomis et M. l'abbé Beziot, aujourd'hui curé de Fraïsse.
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